Les bénéfices mutuels d'une rupture conventionnelle pour l'employeur et l'employé à quelques années de la retraite: un cas d'école

Document écrit en février 2019

Ma situation, à la date de février 2019, est la suivante: j'ai 55 ans et 30 ans d'ancienneté dans l'école où je travaille en tant que professeur (dans l'enseignement supérieur), et où ma contribution a toujours été appréciée. Ayant commencé à travailler jeune et faisant partie de la dernière génération pouvant bénéficier de l'ancien système de retraite, je suis en mesure de liquider ma retraite à 62 ans, donc 7 ans après la rupture. Je m'entends bien avec tous mes collègues et ma négociation s'est opérée dans de bonnes conditions de confiance, mais sans favoritisme particulier. Voici une partie de l'argumentaire que j'ai utilisé dans le cadre de cette négociation.

Le montant minimal des indemnités de rupture conventionnelle (celui que j'ai demandé) se calcule très simplement au moyen des formules légales. Il se monte dans mon cas à environ 13 mois de salaire. Cependant, ce montant représente une valeur brute, qui fait l'objet pour l'employeur d'un forfait social de 20% de charges. Ce taux est sensiblement inférieur aux quelque 50% de charges (49% exactement) qui pèsent en moyenne sur un salaire comme le mien. Le montant de la rupture équivaut donc en réalité plutôt à dix mois et demi de salaire chargé (10,47 exactement). La différence entre 10,47 mois et 13 mois est en quelque sorte abondée par les caisses de sécurité sociale, si l'on met à part l'absence de cotisations de retraite complémentaire qui a pour conséquence finale un manque à gagner différé pour le salarié: c'est la contribution des pouvoirs publics au dispositif décrit.

Un point important de mon dossier est que mon activité est très fortement saisonnière (un peu comme dans le tourisme, ou certaines activités de commerce). En ce qui me concerne, j'étais en mesure de donner tous les cours constituant mon plan de charge annuel d'enseignement avant le mois de février. De ce fait, si je quitte mon école juste après cette échéance, plutôt que juste avant la rentrée de septembre, mon employeur économise une grande partie des six mois de salaire courant de mars à août (en réalité pas tout à fait car il y a d'autres points à considérer, comme un certain nombre de tâches administratives ou de recherche/développement, mais simplifions et disons que dans l'opération, l'employeur récupère un peu plus de 4 mois: d'ailleurs, le recrutement de mon remplaçant ne se fera effectivement pas avant la rentrée prochaine). On peut donc affirmer que mon départ coûte, en valeur nette, l'équivalent d'environ 6 mois de salaire chargé.

Si l'on fait maintenant l'hypothèse que je serai remplacé par un professeur plus jeune (ce qui arrange aussi mon employeur pour le façonnement de son équipe dans une logique de rajeunissement et d'augmentation de la motivation) et, disons 25% moins cher que moi (ce qui correspond sans doute en gros au différentiel de salaire entre un 30-35 ans et un 55-60 ans), mon employeur économise l'équivalent de 3 mois de mon salaire à chaque année qui passe après la rupture (par rapport à l'hypothèse de mon maintien en poste), avec certes un léger effet décroissant au cours du temps lié au rattrapage progressif du salaire de la jeune recrue. Mais dans tous les cas, au bout de 2 ans environ, il a récupéré sa dépense initiale, et au bout de 4 ou 5 ans, il a doublé la mise: mon départ aura donc été économiquement avantageux pour lui (et aussi par voie de conséquence pour les collègues qui restent). De mon côté, je pars certes avec un chèque significatif et la protection potentielle de Pôle Emploi pour la période succédant immédiatement à mon départ. Mais si je renonce à tout revenu salarié significatif d'ici la liquidation de ma retraite, il me reste tout de même 7 années à financer sur mes deniers personnels, et le montant de cette retraite (fortement dépendante de la part complémentaire) sera minorée d'environ 15 à 20%, et ceci pour une durée indéterminée. Je consens donc aussi de mon côté à un effort significatif en échange de ma liberté, et c'est ce double niveau de concession comme de bénéfice (employeur-employé) qui garantit un engagement mutuel équilibré.

Bien entendu, un tel raisonnement est simplificateur, en ce qu'il néglige les différences potentielles de motivation, d'expérience, et de dynamique professionnelle de chacun (et suppose en fait implicitement qu'un salarié âgé est forcément surpayé par rapport à un salarié jeune eu égard au travail réellement accompli); mais enfin il permet tout de même de tracer le cadre général de l'opération. Il n'est pas non plus, loin s'en faut, généralisable à toutes les situations. Dans mon cas, le raisonnement tenait sa force du fait que j'étais à la fois suffisamment loin de la retraite pour que le gain potentiel de mon employeur soit significatif, et suffisamment près pour que j'aie une visibilité acceptable (à dix ou quinze ans, c'est plus difficile). Ensuite, d'autres petits éléments conjoncturels peuvent aider: par exemple, je raterai pour six mois ma prime de 30 ans d'ancienneté: c'est un petit plus pour l'employeur.

Pour ma part, et maintenant que la négociation est passée, je peux témoigner de la reconnaissance à mon employeur pour avoir su comprendre l'esprit et les termes de ma demande. Je pars de ce fait dans les meilleures conditions possibles, ce qui m'encourage à laisser à disposition de mes collègues tous les outils pédagogiques et informatiques que j'ai eu l'occasion de développer dans le courant de ma carrière, et faire au mieux pour faciliter la transition de mes cours et activités de coordination.

Je ne conseille d'ailleurs pas d'engager un rapport de force avec l'employeur: j'aurais pu dans mon cas menacer de mal faire mon travail, d'enchaîner les arrêts de convenance, etc, et faire valoir que le coût d'une telle nuisance (en salaires versés en contrepartie d'un travail de mauvaise qualité) risque d'être bien supérieur à l'indemnité de rupture (ce qui est vrai). Je n'ai rien fait de tout cela, au contraire. De toute manière, ce n'est pas mon style. Je n'ai pas un seul arrêt maladie depuis de nombreuses années, je fais mon travail avec un bon niveau de conscience professionnelle (à titre d'exemple, je n'ai jamais si bien été évalué par mes étudiants que lors de ma dernière année: je pars donc dans une certaine mesure au sommet de mon art). Seulement, il faut savoir qu'une demande de rupture conventionnelle initiée par un salarié a peu de chance d'être immédiatement agréée, et c'est logique: même si la rupture conventionnelle peut être plus intéressante que le maintien en poste, l'employeur a en général encore plus intérêt à ce que le salarié démissionne. Si le salarié est dos au mur, et n'a aucune marge de manoeuvre pour entamer de nouveaux projets, il présentera sa démission rapidement. Il faut donc ne pas être pressé, et pour ce faire il faut être prêt à rester sereinement, et même sans le dire le faire comprendre par son comportement.

Sur un plan plus large, on peut aussi observer que la collectivité tout entière bénéficie peut-être de la manoeuvre. Certes, l'Etat perd en apparence le surcroît d'impôt que j'aurais payé sur un salaire plus élevé, plus une part des indemnités de retour à l'emploi auxquelles je peux prétendre. Mais en réalité je participe aussi concrètement à un effort de redistribution de l'activité et des revenus, en libérant un poste pour un jeune qui aura davantage besoin du revenu qui lui est lié; pour ma part, admettant le principe d'une baisse définitive de mes revenus (d'activité puis de retraite), j'agis dans le sens de la décroissance, et mon choix me permet aussi de me consacrer à des activités porteuses de sens (je parle ici non du voyage mais de l'écriture) qui n'auraient sans doute pas pu trouver de traduction économique évidente dans le modèle essentiellement libéral dans lequel j'aurai tout de même passé la plus grande partie de ma vie professionnelle.